Il n’avait jamais vu la mer

Cela fait maintenant cinq ans que j’habite à Paris. Je vis seul, dans un petit appartement du XIIIe arrondissement. Je travaille à la Poste, rue de Tolbiac. Je vends des timbres huit heures par jour et j’écoute patiemment les petites vieilles me raconter leurs problèmes de santé. Parfois, le soir, je m’ennuie un peu, alors je vais marcher le long de la Seine. Je regarde l’eau qui coule sous les ponts.

Une nuit, la mer a recouvert Paris. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, bien sûr, puisque je dormais. Mais quand je me suis réveillé, un goût de sel sur les lèvres, j’ai vu que l’eau avait envahi entièrement ma chambre. Paniqué, j’ai couru dans la rue pour me rendre compte de l’horrible réalité : déjà les premiers poissons nagent tranquillement entre les immeubles. Tout en haut, le soleil ne se voit plus qu’à travers le masque mouvant des courants sous-marins.

Un coup de klaxon me fait tourner la tête :
« Alors, connard, tu libères le passage, oui ? »
Incroyable ! Il y a de l’eau partout, et ce type veut que je m’écarte pour le laisser continuer à livrer ses bouteilles de gaz. Je tente bien de lui demander s’il ne trouve pas ça étrange, toute cette eau, mais il continue à m’insulter. Comme s’il ne s’était rendu compte de rien. Comme si personne ne s’était rendu compte de rien. Les passants ne lèvent pas plus les yeux vers le soleil qui flotte à l’horizon que vers ce banc de maquereaux chassés par le vrombissement du moteur de mon livreur malpoli. Le boucher ouvre sa boutique en sifflotant un air connu, un jogger court énergiquement sur le trottoir, un retraité promène placidement son chien, dont le museau frémit à chaque odeur portée par l’eau… Serais-je le seul à être conscient de la situation ? Je me mets à courir, je gesticule, je m’agrippe aux passants. Comment les prévenir ? Tous me regardent avec des yeux étonnés, puis s’écartent rapidement. Je suis découragé.

Soudain, je chancelle : comment respirer ? Voilà déjà quelques heures que je retiens ma respiration, mais je ne vais pas pouvoir continuer longtemps. La surface me paraît bien trop haute. Désespéré, je m’effondre sur un banc. Que faire ? Mon regard dérive tristement vers l’horizon des toits bleutés. C’est alors que je l’aperçois, accompagnant lentement le soleil dans sa palpitation liquide. D’un bond, je me lève et cours prendre le métro.

Arrivé au sommet de la Tour Eiffel, enfin, je respire. Sa tête effilée émerge du plafond de vagues qui recouvre maintenant Paris ; c’est elle qui m’a permis de retrouver l’air libre. Mais à peine réoxygéné, la stupeur m’envahit de nouveau : les touristes ne manifestent aucune surprise devant l’étendue des eaux. Ils la considèrent du même œil joyeux, curieux ou blasé. Eux non plus ne font aucun cas de mes avertissements. Je redescends lentement les escaliers de fer, content cependant d’avoir résolu le problème de la respiration.

Dans mon quartier, je rencontre enfin un homme qui me croit. En plus, ce n’est pas n’importe qui :
« Ah oui oui, vous avez raison, et moi, je suis la Reine d’Angleterre. »
Bon sang, quelle chance ! Déguisé en homme pour passer incognito, elle me promet d’en parler aux autorités compétentes. Je regagne mon appartement, heureux finalement, conscient que l’affaire est entre de bonnes mains. Le reste de l’après-midi m’a trouvé assis à ma fenêtre, souriant devant le ballet toujours croissant des poissons.

Cette nuit, un requin est venu taper du nez à la fenêtre d’un air menaçant. J’ai fait semblant de dormir, pour tenter de détourner son attention, mais il n’a pas été dupe. Son œil rond a continué de me fixer pendant de longues minutes. Puis il s’en est allé, furieux.

Au matin, après être allé respirer au sommet de la Tour Eiffel, je vais quand même travailler. Un peu inquiet, je surveille attentivement la rue : je crains de rencontrer le requin. Mais non, je ne croise que quelques saumons tranquilles, deux ou trois morues, et un crabe, hargneux mais inoffensif. Je vends mes timbres toute la journée, en profitant de la pause de midi pour aller inspirer un peu d’oxygène frais. Au bureau de poste, comme chaque jour, les mêmes personnes défilent, font la queue, me sourient ou pas, tristement inconscientes des mètres cubes d’eau qui détrempent leurs lettres et leurs colis. Je n’essaie même plus de leur faire ouvrir les yeux. Je leur dis simplement : « merci, bonne journée », sagement assis derrière mon guichet.

Le soir, en rentrant chez moi, je rencontre à nouveau la Reine d’Angleterre. Je veux lui parler, savoir comment elle pense résoudre le problème, mais cette fois, elle refuse de m’écouter. Elle déclare ne pas me connaître, me demande de la laisser tranquille. Elle a oublié la mer. Je ne sais plus que faire, que penser. Plus personne ne me croira, maintenant. Un tremblement me remonte de l’estomac et explose en colère dans ma tête. Alors je saisis la Reine par les épaules, et je la secoue, secoue, secoue.

Soudain, elle ne bouge plus et retombe inerte dans mes bras. Je lui ai fait peur : elle aura sans doute oublié de retenir sa respiration et elle s’est noyée. Je reste debout, stupéfait, soutenant Sa Majesté morte. Quand la police arrive, j’essaie bien de leur expliquer que je ne suis pas vraiment responsable, que toute cette eau m’aura fait perdre la raison, que je regrette de m’être emporté. Mais rien n’y fait. Ils m’emportent et me mettent dans une cellule.

Assis sur la couchette en bois, je rumine lentement ce qui m’arrive. J’ai renoncé à parler au policier qui tape à la machine sans m’écouter. Après quelques heures, je commence à ressentir le besoin de respirer, mais l’agent me répète de me taire, et augmente le volume de sa radio. Quelqu’un entre. Sur ses talons se glisse une ombre et la porte se referme. À petits coups d’ailerons, le requin commence à nager dans la pièce et passe parfois devant les barreaux de ma cellule en me jetant des coups d’œil narquois. Terrorisé, je n’ose plus bouger. L’oxygène me manque. Et ce requin qui m’en veut…

L’agent qui vient d’entrer me parle. On va me transférer. Trop mal pour lui répondre, je fixe le requin qui glisse le long des murs. Je ne dis rien, pour garder le peu d’air qui me reste. L’agent prend la clé de la cellule et s’approche. Le requin le suit, nonchalamment, sûr de lui.

Riwal Georgelin, juin 2001, CC-BY-NC-ND
Nouvelle écrite dans le cadre de mes études